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Le label syndical a-t-il un avenir ?

Le label syndical va fêter ses 145 ans ! Apparu dans un climat xénophobe, il a fini par s’imposer dans certaines professions comme la garantie de conditions de travail et de rémunération décentes et a même ouvert la porte à des débuts de contrôle ouvrier. Mais du contrôle ouvrier à la cogestion, il y a parfois peu de distance… Quel avenir a, au XXIe siècle, cette pratique syndicale centenaire ?

Une invention américaine empreinte de xénophobie

 

Le label syndical n’a pas vu le jour sur le Vieux Continent, mais de l’autre côté de l’Atlantique, aux États-Unis. Et s’il est né avec des ambitions sociales, il est aussi, surtout, l’expression de la xénophobie qui pouvait alors gangréner une partie de la classe ouvrière américaine. Car le premier label syndical ne visait rien d’autre qu’à enrayer le recours, par les patrons, à une main-d’œuvre étrangère, immigrée, payée à bas coût. Ce sont les cigariers de San Francisco qui en sont à l’origine. Organisés au sein de l’Association des cigariers de la côté Pacifique, ils proposent, en 1875, aux patrons qui n’employaient que des cigariers blancs d’apposer sur leurs produits une mention indiquant que « les cigares contenus dans cette boîte ont été fabriqués par des hommes blancs ». Avec ce label, l’association entend limiter le recours aux ouvriers chinois, payés deux fois moins que les Blancs et nombreux dans la ville.

Les cigariers de Saint-Louis imitent leurs confrères de San Francisco en 1879 en créant aussi leur label. Ils se distinguent toutefois de l’association californienne en évitant toute mention raciale et xénophobe, leur label stipulant simplement que les cigares ont été fabriqués au prix demandé et dans des conditions décentes. L’on parle alors de « label bleu », et non plus de « label blanc ». En 1880, l’Union internationale des cigariers d’Amérique adopte, lors de sa convention à Chicago, le label bleu, dont la promotion est faite dans les rues par voie de tracts informant les potentiels consommateurs que « les cigares sans label bleu sont positivement dangereux ».

Le label syndical s’invite alors dans d’autres professions, notamment sous l’impulsion de l’organisation des Chevaliers du travail (Knights of Labor), qui vont n’avoir de cesse de le présenter comme l’un des meilleurs outils à la disposition de la classe ouvrière pour défendre ses intérêts. Les ouvriers de la chaussure, de la chapellerie, de la typographie vont, à leur tour, créer leur label syndical. Si les succès sont variables d’une profession à l’autre, le label syndical va néanmoins s’imposer dans l’imaginaire syndicaliste américain, et c’est tout naturellement que la Fédération américaine du travail (AFL), à sa création en 1886, le reprend à son compte, l’associant, en toute logique, à la pratique du boycott.

La Fédération du Livre, précurseure du label syndical en France

En France, le label syndical n’a pas connu le même succès qu’outre-Atlantique, si ce n’est dans un secteur professionnel bien particulier, celui du Livre. Sans doute, d’ailleurs, parce que l’homme qui en fut à l’initiative, Auguste Keufer, fut pendant longtemps le secrétaire général de la puissante Fédération française des travailleurs du Livre de la CGT (FFTL, aujourd’hui Filpac). Quand il embarque pour les États-Unis, en 1883, ce compositeur-typographe est alors simple délégué de son entreprise, L’Imprimerie, envoyé à Boston pour participer à l’exposition universelle et y observer de près les innovations technologiques amenées à bouleverser le monde de l’imprimerie dans les prochaines années.

C’est donc surtout une pratique syndicale qu’Auguste Keufer ramène en France, celle du label ouvrier. Ce sera l’un des grands combats de son engagement militant, auquel il consacrera même une brochure spécifique, publiée en 1912, L’Usage du label dans l’industrie du livre en France, rédigée à partir d’un rapport lu à la première conférence internationale de la Ligue sociale d’acheteurs, à Genève, en 1908. Convaincu et convainquant, l’idée du label syndical s’impose dans sa fédération et, en septembre 1895, le congrès typographique de Marseille décide que les militants de la FFTL devront œuvrer auprès des employeurs pour qu’ils apposent sur leurs publications une mention stipulant, si c’est le cas, qu’elles ont été fabriquées par des ouvriers payés au tarif syndical. En 1902, à Paris, cette mention prendra la forme d’une vignette, dessinée par la Chambre syndicale typographique parisienne, ancêtre de la célèbre marque syndicale de la Fédération du Livre que l’on connaît encore aujourd’hui.

Très tôt, Auguste Keufer et, avec lui, la FFTL portent la question du label syndical dans l’ensemble de la CGT, au niveau confédéral, où il faudra plusieurs années avant que la reconnaissance de la pertinence de cette pratique n’advienne. En 1900, lors du congrès confédéral de Paris, les délégués décident que la CGT doit faire valoir la pratique du label syndical et propose qu’elle se dote d’un « comité général des marques syndicales » et de son journal dédié, La Marque syndicale. Mais ces décisions, jamais mises en œuvre, restent symboliques et la bataille pour le label syndical ne dépassera jamais vraiment le cadre du Livre, même si quelques autres professions s’y essaient (les boulangers et les coiffeurs, notamment). Tout juste une affiche-label est-elle créée, en 1902, reprenant l’idée d’un label confédéral unique, à apposer « à la boutique des commerçants et des patrons acceptant les conditions syndicales », pour faire « connaître à la clientèle ouvrière que, de préférence, elle doit aller dans ces maisons », selon les recommandations de la CGT. 

Surtout, le label syndical se retrouve rapidement au cœur d’une bataille dans la CGT pour savoir à quelle échelle il doit être géré : au niveau confédéral, fédéral ou syndical ? Doit-il être la propriété d’un syndicat, d’une fédération ou de la confédération ? Chacun défend son pré carré : la confédération souhaite un label confédéral, la fédération un label fédéral. Et, de fait, la vignette de la marque syndicale de la FFTL à Paris évite soigneusement de mentionner son appartenance à la CGT…

Le congrès confédéral de Bourges, en 1904, opte pour la création d’un label confédéral, mais la FFTL ignore cette décision, maintenant son label avec son propre dessin, sans mention explicite de son affiliation à la CGT. Il faut attendre 1906 pour que la FFTL accepte enfin de mettre en avant son affiliation confédérale, en dessinant une nouvelle vignette, au centre de laquelle se trouve désormais le logo confédéral (la mappemonde avec les deux mains qui se serrent). En 1921, après la scission dans la CGT et la création de la CGTU, estampillée « révolutionnaire », la Fédération unitaire du Livre dessine son propre label, sur lequel apparaît encore plus clairement la référence à la confédération, le sigle « CGT » étant ajouté sous la mappemonde. 

Bien « qu’imposer la marque syndicale n’a pas besoin des édiles municipaux ni de la bienveillance préfectorale », selon J. Maynier, délégué typographe au congrès confédéral de Rennes en 1898, le label syndical fait son entrée dans le Code du travail, le 12 mars 1920. L’article L. 413-1 stipule alors : « Les syndicats peuvent déposer […] leurs marques ou labels. Ils peuvent, dès lors, en revendiquer la propriété exclusive […]. Les marques ou label peuvent être apposés sur tout produit ou objet de commerce pour en certifier l’origine et les conditions de fabrication. Ils peuvent être utilisés par tous les individus ou entreprises mettant en vente ces produits. » Deux ans après, en 1922, la FFTL fait les comptes : 162 entreprises ont obtenu le label syndical à Paris et 258 en régions.

 

 

 

Du label syndical au contrôle syndical de l’embauche

Garantie salariale, la marque syndicale est aussi, pour la FFTL, la porte d’entrée vers l’établissement progressif d’un contrôle syndical de l’embauche, notamment, et surtout, dans la presse parisienne. Un journal labellisé est ainsi fabriqué par des ouvriers payés au tarif syndical, certes, mais aussi syndiqués. En cela, la marque syndicale permet le renforcement des syndicats ouvriers et donne aux employeurs la garantie d’avoir de bons professionnels, des ouvriers formés (typographes, correcteurs, clicheurs, rotativistes, etc.), les syndicats du Livre ayant toujours été à la pointe des combats pour la défense des qualifications et des métiers, allant jusqu’à créer et animer leurs propres écoles professionnelles.

Le contrôle syndical de l’embauche dans le Livre s’ancrera vraiment, officiellement, dans la profession en 1945, après un accord passé entre le Syndicat général du Livre et Francisque Gay, alors directeur de la presse au secrétariat général de l’information dans le gouvernement provisoire de la République française. Un accord qui donne toute latitude au syndicat pour constituer lui-même les équipes de travail dans les imprimeries, en échange d’une garantie de pouvoir fournir et adapter la main-d’œuvre selon les aléas de la production et de la charge de travail (qui, en presse quotidienne, est soumise à bien des changements d’un jour à l’autre). Une pratique qui a encore cours dans les ateliers des imprimeries de la presse parisienne, aujourd'hui.

Une pratique syndicale réformiste ou révolutionnaire ?

Aux États-Unis comme en France, le label syndical est un héritage du syndicalisme réformiste, dont Auguste Keufer était l’un des plus grands représentants à la CGT. Si, entre 1902 et 1909, le syndicalisme révolutionnaire, alors installé à la direction de la confédération, a pu être un allié objectif du syndicalisme réformiste pour mettre en échec les volontés de prédation partidaire des guesdistes (partisans de la soumission de l’organisation syndicale au parti socialiste), ces deux conceptions n’en ont pas moins été souvent en conflit dans la CGT, sur ses orientations notamment. Essentiellement porté par la FFTL d’Auguste Keufer, le label syndical a été critiqué par certains syndicalistes révolutionnaires, qui voyaient d’un mauvais œil une pratique basée sur la cogestion plutôt que l’affrontement de classe et qui lui préféraient la grève, le boycott et le sabotage.

De fait, le label syndical n’est pas, en soi, une expression révolutionnaire et, une fois le succès rencontré, il porte aussi les germes de dérives cogestionnaires qui peuvent installer le syndicalisme dans des dynamiques qui l’éloignent de la lutte des classes et l’enferment dans un paritarisme stérile pour l’émancipation. Il n’en reste pas moins un outil précieux pour les luttes du quotidien et il a toute sa place dans ce que les syndicalistes révolutionnaires eux-mêmes ont appelé « la double besogne », c’est-à-dire la conjugaison des batailles syndicales quotidiennes (réformistes) et les perspectives de transformation profonde de la société.

Le label syndical s’est aussi révélé être un outil efficace pour construire le syndicat et le renforcer, notamment s’il parvient à imposer un contrôle syndical de l’embauche, puisque, dès lors, se syndiquer devient un préalable à l’obtention d’un travail. Un renforcement du syndicat qui, s’il s’accompagne d’orientations audacieuses et de pratiques combatives, peut vite se traduire par un renforcement des droits des travailleurs de la profession et permettre d’organiser des ripostes crédibles et efficaces dans le cadre des conflits sociaux. Si, en outre, le syndicat mène correctement son devoir de formation syndicale auprès de ses adhérents, il se pose aussi en espace contre-culturel fort, capable de proposer d’autres sociabilités que celles imposées par la société capitaliste, d’ouvrir sur d’autres horizons et de cultiver des espérances de justice sociale, même chez celles et ceux qui ne se sont syndiqués que pour avoir du travail. Enfin, le contrôle syndical de l’embauche, s’il peut certes sombrer dans la cogestion pure et simple, peut aussi incarner une forme première de contrôle ouvrier sur les ateliers, ce qui, lorsque l’on nourrit des ambitions de réorganisation révolutionnaire de l’économie, de réappropriation des moyens de production, n’est pas à négliger.

Le label syndical, toujours d’actualité ?

Pour les travailleurs et les travailleuses, les intérêts du label syndical sont multiples, y compris au XXIe siècle.

À une époque où l’image est au cœur de bien des enjeux, le label syndical peut trouver un écho, notamment sur les questions d’exigence de qualité et de maîtrise des savoir-faire, du moins dans certaines professions. Proposer aux employeurs de dorer l’image de leur marque, de leur entreprise par un label qui garantit la qualité des productions ou des services, en échange de garanties sur les salaires, les conditions de travail et le respect des métiers est une façon originale de revendiquer, et sans doute pertinente à une époque où les équipes syndicales se réduisent, limitant les débouchés des rapports de force classiques et de certaines pratiques, notamment la grève. C’est aussi une façon d’instaurer une sorte de contrôle syndical sur les questions de formation professionnelle et de défense des qualifications, essentielles aujourd’hui à l’heure où, dans nombre de professions, le capital lance une offensive contre les métiers pour, outre les impératifs de rationalisation économique qu’il se fixe, liquider ce qu’ils portent socialement – les statuts – et culturellement – culture du collectif, traditions de lutte, etc.

En ce sens, le label syndical est aussi un projet que l’on pourrait porter dans le cadre des luttes pour le salariat qui secouent les secteurs de l’économie ubérisés, de la livraison de repas à la correction de livres, en passant par le transport de voyageurs. Que les travailleurs qui concourent à la fabrication du produit ou à la réalisation d’un service travaillent sous le statut de salarié pourrait très bien figurer dans les critères d’attribution du label. Une sorte de responsabilité sociale de l’entreprise sous contrôle syndical direct. Des réflexions sont en cours aujourd’hui à la CGT à ce sujet, en particulier au Syndicat général du Livre et de la Communication écrite, où, à défaut d’une revitalisation de la vieille marque syndicale de la fédération (toujours apposée sur certains quotidiens nationaux), la section des correcteurs travaille sur la création d’un label garantissant à la fois le respect du métier de correcteur dans la chaîne de fabrication des livres et les bonnes conditions sociales dans lesquelles il s’est exercé : salariat, respect des grilles tarifaires et des cadences.

Enfin, le label syndical doit aussi s’accompagner de son petit frère, le boycott. À défaut de pouvoir « marquer » les entreprises qui respectent les critères syndicaux, l’on peut toujours pointer du doigt, « mettre à l’index », comme l’on disait autrefois, celles dont les employeurs se comportent en voyous, ignorant le Code du travail, les accords collectifs, bafouant les droits syndicaux. Les afficher sur Internet, dans la presse, en manifestant devant leurs sièges pour faire appel au pouvoir de nuisance qu’ont les consommateurs, les clients, est une arme souvent efficace, de nos jours, alors que, comme dit précédemment, beaucoup misent cher sur leur image. Les syndicats et les fédérations de travailleurs et de travailleuses devraient tenir à jour des sortes de listes, accessibles sur leurs sites Internet, d’entreprises de la profession à boycotter.

Syndicalisme d’industrie et unité syndicale

Label syndical et boycott forment une action syndicale qui repose sur le pouvoir des consommateurs, mobilisé par les travailleurs et les travailleuses pour défendre leurs intérêts de classe et leurs métiers. Tous deux exigent du syndicat qui les porte de développer une réflexion non plus à l’échelle d’une entreprise, mais d’une profession dans son ensemble, avec tous ses métiers et ses secteurs d’intervention. En cela, label syndical et boycott n’ont de sens que dans un syndicalisme d’industrie ; les syndicats d’entreprise, repliés sur leur lieu de travail, n’ont aucune capacité à pouvoir s’en saisir. Aussi toute réflexion à ce sujet doit-elle s’accompagner d’une réflexion globale sur la structuration du syndicalisme (quels champs professionnels et géographiques pour quelles structures ?), et de la CGT en particulier.

L’on doit aussi s’interroger sur la question de l’unité syndicale. La marque syndicale de la FFTL a été créée et s’est développée à une époque où le syndicalisme confédéré, très jeune, ne connaissait pas encore la division syndicale, et il est fort probable qu’elle n’aurait pas pu voir le jour dans un contexte d’éclatement du mouvement en plusieurs confédérations concurrentes. D’ailleurs, le contrôle syndical de l’embauche dans le Livre a été contesté dès lors que d’autres confédérations ont souhaité s’implanter dans la profession – Force ouvrière (FO) et la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) pour ne pas les nommer, qui allèrent jusqu’à porter l’affaire devant les tribunaux et le gouvernement. Tant que l’on continuera à se satisfaire de la division syndicale, du moins à faire avec sans penser à aucune recomposition unitaire – souvent plus par peur de perdre sa place ou son identité que par réels désaccords politiques –, l’on affaiblira les dynamiques syndicales et l’on peinera à construire les rapports de force nécessaires à la (re)conquête de (nouveaux) droits, autant dans les entreprises qu’à l’échelle d’une profession ou du pays. C’est valable pour le label syndical comme pour bien d’autres choses…

Guillaume Goutte

Pour aller plus loin (sources pour la partie histoire de l’article) : 

– Jean-Pierre Le Crom, « Le label syndical », Les Acteurs de l’histoire du droit du travail, Presses universitaires de Rennes, p. 297-309, 2004.

– Michel Henry, Le Label syndical, Institut CGT d’histoire sociale du Livre parisien, 2011. 

– Paul Chauvet, Les Ouvriers du Livre et du journal, Les Éditions ouvrières, 1971. 

– Roger Dédame, Une histoire des syndicats du Livre, ou les avatars du corporatisme dans la CGT, Rivages des Cantons, 2010. 

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