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La Charte du Carnaro (1920) :
une constitution syndicaliste-révolutionnaire ?

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Il y a 105 ans, après la Première Guerre mondiale, sur la côte dalmate (1), se déroulait une aventure guerrière et politique hors du commun. Le démantèlement des empires centraux vaincus (austro-hongrois, allemand et ottoman) favorisa la puissance accrue de la Triple Entente (2). Le gouvernement italien ne réussit pas à réellement peser dans les négociations aux côtés des puissances françaises et anglo-saxones, malgré plus de 600.000 morts du conflit que l’Italie compte dans ses rangs. Si Trieste et Trente rejoignent les « terres irrédentes » de l’Italie, les anglo-saxons refusent cependant d’accorder le territoire italophone stratégique de Fiume (Rijeka en croate) qui ouvre la porte sur les Balkans et l’Adriatique. Faute de débouchés diplomatiques et politiques, un corps expéditionnaire d’arditi (soldats mythiques italiens durant la guerre) menés par l’extravagant Gabriele D’Annunzio, poète-soldat et héros de guerre, se prépara pour s’emparer de « Fiume l’italienne ». Après tout, « mieux vaut vivre un jour comme un lion, que cent ans comme un mouton » déclara-t-il avant d’entrer dans la ville. L’épopée de Fiume a fait (et fait toujours) couler beaucoup d’encre malgré son cercle de connaisseurs et d’intéressés restreint. Il est donc inutile de faire un énième article ou dossier sur l’entreprise en elle-même ou sur le contexte italien du Biennio Rosso, nous ne pouvons que conseiller les ouvrages déjà réalisés à ce sujet (3) et dont nous allons nous nourrir pour ce texte.

Il y a cependant un angle d’analyse qui mérite d’être connu et approfondi : celui de la Constitution de la Régence italienne du Carnaro, la fameuse « Charte du Carnaro », qui projette l’expédition dans une dimension politique de gestion alternative dans laquelle semble primer le syndicalisme, et donc le prolétariat. Le fond politique de cette Charte est directement à relier à son co-auteur, Alceste De Ambris, figure du syndicalisme révolutionnaire italien (4). L’historiographie place souvent l’expérience de la Régence italienne du Carnaro comme la base matérielle et spirituelle du fascisme à venir. Il est vrai que c’est à Fiume autour de D’Annunzio que se crée l’esthétique fasciste
(chemises noires, salut romain, rituels de masse, militarisation, romantisme de l’aventure et de la violence, etc). Il est vrai aussi que le corporatisme imaginé par De Ambris, à Fiume également, sera
repris par le régime fasciste de Mussolini.

Pourtant, les sources montrent que Mussolini est davantage un observateur silencieux et en retrait de l’épopée fiumienne, au contraire d’un de ses ennemis politiques, le leader communiste Antonio Gramsci, qui en sera, lui, un fervent soutien. De notre point de vue, même si l’évènement paraît insignifiant (ne durant qu’un an), il est indispensable pour comprendre correctement l’avènement du fascisme en Italie, et aussi les premiers pas de l’antifascisme. L’épisode éphémère de Fiume est le marqueur d’un tournant dans la politique italienne qui a de grandes conséquences. Alors, est-ce que la Charte du Carnaro est une Constitution d’État inspirée du syndicalisme révolutionnaire ? Voilà qui serait inédit dans l’histoire politique et sociale, c’est ce que nous allons voir.

Commençons avec le contexte et donc l’esprit de la Charte. La prise de Fiume est préparée par
des comités « pro-Fiume » et par la « Ligue de Fiume » destinée à « défendre contre la société des
Nations, tous les esprits aspirant à la liberté, tous les peuples tourmentés par l’injustice et l’oppression
». Ces comités sont alimentés et soutenus par à peu près toutes les composantes issues de l’interventionnisme, qui bouillonnent dans cette cocotte-minute qu’est l’Italie de l’après-guerre. Cet interventionnisme avait émergé dans les milieux nationalistes à la fois de droite et de gauche – l’un réactionnaire et l’autre progressiste – au début de la Première Guerre mondiale. Tous réclamaient alors la même chose : l’entrée en guerre de l’Italie mais du côté de la Triple Entente et non des empires centraux comme elle était prédestinée sous l’autorité de la Maison de Savoie, historiquement liée au Saint-Empire romain germanique. La « gauche interventionniste » voyait en cette guerre un moyen d’affaiblir les idées cléricales liées aux empires centraux et la possibilité d’instaurer la République italienne à laquelle ils aspirent de longue date, base d’une révolution sociale (5).

A la question de savoir si la prise de Fiume serait un acte d’impérialisme italien, les intéressés répondent que le projet est destiné à devenir le phare des luttes internationales des « petites patries » face à l’impérialisme des super-puissances : « Les légionnaires qui montent la garde sur le Carnaro ont pleinement conscience de participer à l’une des plus grandes et importantes manifestations de l’esprit de liberté et de justice, victorieux de toutes les formes rétrogrades de l’ancien monde » (6). Les militants pro-Fiume se considèrent donc comme des sortes d’anti-impérialistes et n’agissent pas au nom de l’Italie, comme peut en témoigner cet extrait du discours de Gabriele D’Annunzio en octobre 1920 : « Le peuple libre de Fiume salue les peuples d'Irlande, d'Egypte et de l'Inde, qui luttent fièrement pour briser le joug que veulent lui imposer les signataires du Traité de Versailles... Qu'ils ne se découragent pas! Ils finiront bien par accéder à l'indépendance... Je prêche la nouvelle croisade, celle des hommes pauvres et qui veulent être libres contre les nations usurpatrices qui accaparent toutes les richesses du monde, contre la caste de ceux qui se remplissent le ventre pendant la guerre, pour continuer à le remplir pendant la paix.»

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L’expédition de Fiume va être le point de convergence des colères italiennes : une armée qui se sent trahie par les élites et les puissances « alliées », une bourgeoisie frustrée de rester sur la touche dans le partage des biens des Empires vaincus, une classe ouvrière et une paysannerie meurtries sur le front et humiliées à leur retour au pays, une social-démocratie parlementaire discréditée. Le tout est alimenté par la particularité de l’esprit interventionniste propre aux milieux révolutionnaires et républicains italiens (depuis les Chemises rouges de Garibaldi). Et cela fait que le syndicalisme révolutionnaire ne semble pas, de prime abord, jouer un rôle de premier ordre. D’ailleurs, le nationalisme et l’irrédentisme (7) sont davantage l’apanage de la gauche et de l’extrême-gauche en Italie (à l’exception notable du Parti Socialiste Italien - PSI), car ils sont liés aux guerres et révoltes républicaines de Garibaldi et Mazzini lors du Risorgimento (deuxième moitié du 19ème siècle, jusqu’à l’unification italienne). Il est à noter également que le terme italien pour faisceau, « Fascio » (qui va donner « Fascisme »), est courant dans le vocabulaire militant de la gauche italienne depuis un demi- siècle, désignant notamment des ligues de libres penseurs et des sociétés secrètes paysannes et ouvrières (8). D’ailleurs, le Faisceau d’action révolutionnaire interventionniste, préfigurant les Faisceaux de combats mussoliniens, est une organisation rassemblant socialistes, anarchistes, syndicalistes révolutionnaires et républicains favorables à l’entrée de l’Italie dans la Première Guerre mondiale du côté de la Triple Entente. Les termes de « syndicat », « syndicalisme » ou « syndicalisme révolutionnaire » n’apparaissent que dans la première dizaine des années 1900, fruit d’une scission pro-syndicaliste dans le PSI. Il est donc plus prudent de parler de fiumanisme, c’est-à-dire le mouvement qui entoure l’aventure et l’expérience spécifiques de Fiume.

Cela n’empêche pas que le syndicalisme révolutionnaire est une composante syndicale et prolétarienne non négligeable du fiumanisme. En tout cas, c’est notamment le cas de la branche qui a suivi les figures interventionnistes telles que les frères De Ambris ou Filippo Corridoni (qui meurt sur le front), qui avaient été exclues de l’Union Syndicale Italienne (USI) qu’ils avaient pourtant contribué à fonder en 1912 et qui créèrent l’Union Italienne du Travail (UIL) en 1918. On retrouve des membres de la commission exécutive de l’UIL dans les comités pro-Fiume de préparation de l’expédition. Il y a cependant de grandes différences entre ce syndicalisme révolutionnaire italien et le SR français (9) dont la séparation fut actée avec l’interventionnisme de guerre (10). L’historiographie et notre regard contemporain (franco-français qui plus est) placent d’ailleurs l’UIL de De Ambris davantage sur des positions syndicales proches de celles, réformistes et de collaboration de classe, de Léon Jouhaux que de celles, autonomistes et révolutionnaires, de Pierre Monatte en France. Pourtant, à lire l’historienne Carmela Maltone dans son ouvrage sur les exilés antifascistes italiens, l’UIL est bien dans la continuité du SR : « d'inspiration anarchiste, qui faisait de la violence la force destinée à accélérer l'explosion de la vieille société moribonde. Avec ses 100.000 adhérents, cette organisation n'envisageait le changement que par l'action directe, le sabotage, le boycott ou la grève générale. En outre, elle était imprégnée d'un fort sentiment national, une valeur absente ou très discrète au parti socialiste » (11).

Si l’UIL ne revendique que 137.000 adhérents, elle se fait vite une place dans le paysage militant avec la grève de février 1919 menée en partie par les métallurgistes qui y sont syndiqués et qui leur permit d’obtenir la journée de huit heures (revendication emblématique du mouvement ouvrier international depuis la Première Internationale). Elle inaugure également le début du mouvement d’occupation d’usines et de contrôle ouvrier en Italie. Parmi les points du programme de l’UIL voté lors de son deuxième congrès en janvier 1919, on peut citer : une République décentralisée (l’Italie étant un royaume dirigé par la maison de Savoie), la suppression de l’actionnariat et de la spéculation, la distribution de la terre aux paysans associés, la gestion de l’économie et des services publics par les syndicats d’ouvriers et d’ingénieurs, la limitation des richesses personnelles, la prévoyance et la sécurité sociales, la condamnation de l’oisiveté, la liberté d’expression et le désarmement international (12). Ce sont autant de points qui apparaissent, nous allons le voir, dans la Charte du Carnaro.

Si la Charte du Carnaro reprend les positions de l’UIL (qui dans le contexte italien sont révolutionnaires, alors qu’elles peuvent nous apparaître réformistes d’un point de vue français), c’est bien qu’il y a un lien direct entre l’épisode de Fiume et ce syndicalisme révolutionnaire italien. Le lien, on l’a dit, c’est Alceste de Ambris. Interventionniste, il a pénétré certains cercles de notables pendant l’Union sacrée, mais avait tout même été en exil à Lugano puis au Brésil suite à sa participation en tant qu’organisateur de la plus grande grève d’ouvriers agricoles que l’Italie ait connu entre 1907 et 1908, ainsi qu’à l’initiative du mouvement antimilitariste et anticolonial lors de la guerre de Libye en 1911 jusqu’à l’insurrection d’Ancône en 1914. La question est donc : comment un révolté comme De Ambris se retrouve numéro deux à Fiume au cœur de ce qui pourrait apparaître comme un coup d’Etat militaire ?

Il semble que ce soient les réseaux francs-maçons du Grand Orient, très développés en Italie et impliqués dans le projet fiumien, qui ont fait jouer leurs relations et leur influence pour rééquilibrer les forces expéditionnaires. L’objectif étant que le Commandante Gabriele D’Annunzio soit entouré d’hommes étrangers aux dérives ultranationalistes et réactionnaires, qui fassent le lien entre les secteurs syndicaux et des anciens combattants, et plus globalement qui permettent le consensus entre les différentes composantes militaires nationalistes, révolutionnaires socialistes et franc-maçonnes républicaines (13).

Pour cela, le choix se porta sur trois figures italiennes, dont la première fut l’ardito- futuriste et capitaine Mario Carli animant la « gauche légionnaire » au sein du Commandement de Fiume. A la tête du journal légionnaire fiumien Testa di Ferro, celui-ci ne cachait pas à ce moment-là (avant sa conversion au fascisme mussolinien) sa sympathie pour Lénine et sa volonté de réformer l’armée au travers des Arditi par l’instauration de soviets : « Le soviet (autre mot-épouvantail pour les bourgeois timorés dans tous les pays) est un produit si raisonnable et si utile en des temps nouveaux, et il est tellement diffus, sous la forme syndicale, dans les milieux administratifs et industriels qu’on ne comprend pas pourquoi il ne devrait absolument pas entrer dans la vie politique et militaire » (14).

La deuxième figure est Giuseppe Giulietti, secrétaire de la puissante Fédération des Travailleurs de la Mer qui avait l’oreille attentive des classes populaires et le respect et l’estime des militaires et nationalistes pour avoir fait couler le cuirassier autrichien SzenIstvan pendant la Première Guerre mondiale. En octobre 1919, Giuilietti récidivait en s’emparant et détournant, avec des marins du syndicat, le paquebot Persia destiné à alimenter les armées blanches russes contre-révolutionnaires. Les cargaisons furent alors données en soutien à Fiume et à la Révolution d’octobre.

La dernière figure populaire et charismatique pressentie pour faire le trait d’union est Alceste De Ambris, tout aussi respecté pour son dévouement à la cause nationale et sociale. Il s’avéra finalement être l’homme de la situation, non pas que ce dernier fût enthousiaste pour le projet – il considérait l’univers de « snobisme nationaliste » de D’Annunzio éloigné du sien -, mais pour avoir montré du désintéressement, voulant à ce moment-là « changer d’air » et aller loin du contexte italien des élections de novembre 1919 (15), tandis que Giulietti était candidat à Gênes pour le Parti du Travail. C’est à Fiume, alors qu’il pensait passer incognito, que De Ambris est reconnu et acclamé par une foule de partisans et de légionnaires, qui vont le pousser vers la prise de responsabilités.

Légitimé par sa nomination au poste de chef de cabinet par D’Annunzio à la fin du mois de décembre 1919, il va être l’artisan du virage politique de l’expédition. Il ne s’agit plus d’une annexion militaro-populaire pour rattacher Fiume à l’Italie, mais d’un projet destiné à la régénération complète de la morale, de la politique et des institutions, dans un sens universel et révolutionnaire. « Fiume aujourd’hui signifie dans le monde une idée et un flambeau ; le point de convergences d’espérances infinies, le centre d’irradiation d’un mouvement grandiose de libération » dira-t-il lors de son premier discours. Alceste de Ambris veut donc inverser la tendance en fiumanisant l’Italie. C’est lui qui rédige le texte de la Charte du Carnaro et qui le soumet le 18 mars 1920 à Gabriele d’Annunzio. Il souhaite une « République » des travailleurs dont le terme révolutionnaire pour le contexte italien apparaissait dès le premier article de la Charte. Mais D’Annunzio opte pour « Régence » dans l’objectif de garder le soutien de dirigeants de l’armée et de notables qui auraient pris peur devant la proclamation d’une République qui aurait pu être l’antichambre d’un régime de type socialiste, dans un contexte de peur des Soviets (et du modèle de la Révolution russe).

 

Un projet social inégalé

 

La Charte du Carnaro est composée de 65 articles qui traduisent pour beaucoup l’idéalisme et le lyrisme artistique de D’Annunzio bien qu’elle soit au début un projet politique temporaire initié par De Ambris. Puisque le gouvernement d’occupation de Fiume en tant que « Régence italienne du Carnaro » est une réponse au plébiscite populaire du 30 octobre 1918 qui exige le rattachement de la ville à l’Italie, il faut organiser au mieux la vie locale en attendant l’annexion officielle. C’est dans ce but qu’Alceste de Ambris, en tant que « chef de cabinet » et dans le contexte d’après Première Guerre mondiale (autant les « années folles » que les inquiétudes sociales), propose la Charte et explique à D’Annunzio, dans une lettre qui accompagne son projet vouloir « rassembler toutes les libertés et les audaces de la pensée moderne ».
 

Et cette modernité revendiquée ferait pâlir, encore aujourd'hui, beaucoup de régimes dits

« démocratiques ». Les trois catégories qui concourent à la structuration, à l’animation et à la croissance de la société fiumienne sont : les citoyens, les corporations et les communes (article 13). On trouve ainsi dans le projet politique fiumien les bases de l’égalité des citoyens devant la « loi nouvelle » (articles 4 et 6) (16), l’initiative et la réforme citoyennes de la loi (articles 55 et 56), le référendum populaire et le droit de pétition (articles 57 et 58). L’article le plus novateur et à l’avant-garde pour l’époque est probablement celui qui affirme l’égalité entre les femmes et les hommes (article 16) avec le droit de vote, l’éligibilité et l’accès pour les femmes à toutes les charges de l’Etat et à tous les postes (dans le secteur privé comme public), avec aussi un salaire égal pour un travail égal (une première !). Ce projet égalitaire entre les sexes n’est, à ce moment-là, d’actualité qu’en Russie soviétique.

Nous trouvons aussi dans la Charte l’importance accordée à l’instruction publique et à l’éducation physique, laïque (article 54), et le droit de parler les différentes langues locales malgré la priorité accordée à l’italien (article 52). D’ailleurs, une place particulière est consacrée à la culture comme l’indique l’article 50 : « Pour tout peuple de noble origine, la culture est la plus lumineuse des armes à longue portée » ou encore « La culture est un baume contre la corruption ; un viatique contre la dégradation ». Dans cette optique, une Université libre est créée pour l’enseignement supérieur, un Collège des édiles est mis en place, ayant pour « mission d’embellir le décor de la cité et d’améliorer la qualité de la vie » et la musique est déclarée « institution religieuse et sociale » (articles 63, 64 et 65). Il faut signaler cependant un gros bémol : toute cette place culturelle n’est perçue qu’au travers du triomphe de la latinité et donc au détriment des autres communautés et cultures du territoire.

Les bases qui feront vingt-six ans plus tard, en France, notre régime général de Sécurité sociale sont également déjà présentes : allocations en cas de maladie ou d'accidents du travail, retraite, salaire minimum, assistance et prévoyance sociales (article 8). D’autres articles de la Charte garantissent l’aspect démocratique du régime à travers la décentralisation administrative, l’autonomie communale et le fédéralisme (articles 22 à 26), l’interdiction du cumul des mandats (article 59), la « réparation des dommages causés par les abus de pouvoir et les dénis de justice », les libertés religieuse, de conscience, d'opinion et de presse, de réunion et d'association (article 7). Inutile donc de rappeler qu’en 1920, la plupart de ces positions et aspirations sont inédites, à la pointe des revendications sociales et populaires, et que le programme est quasi-révolutionnaire d’un point de vue socialiste. On discute et on débat de thèmes aussi « osés » pour l'époque que la libération de la femme, la libération face aux normes et morales, l'abolition de l'argent et des prisons. Le rapport au travail contre l’oisiveté (17) parasitaire, ou encore à la propriété est d’ailleurs un marqueur. Celle-ci est perçue comme une fonction sociale, non comme un droit absolu ou un privilège individuel. La valeur travail tient place de croyance spirituelle dans la charte : « le travail, même le plus humble, même le plus obscur, s’il est bien exécuté, tend à la beauté et orne le monde ».

Pour l’historien italien et spécialiste du fascisme Renzo de Felice, la Charte du Carnaro est une sorte d’entre-deux, entre une constitution révolutionnaire socialiste et une constitution de type travailliste. Il est à noter que l’épisode fiumien se place dans le contexte révolutionnaire et progressiste européen de mise en place légalement ou par tentatives insurrectionnelles des républiques socialistes (URSS), conseillistes (Bavière, Hongrie) et sociales-démocrates ou démocrates chrétiennes (Tchécoslovaquie, Weimar, Irlande), ce qui pousse la Russie soviétique à reconnaître l’indépendance de Fiume et la République du Carnaro. Par ailleurs, le chef de file du fascisme français à cette époque, Georges Valois (18), qualifie la Charte de « quasi bolchéviste » dans son ouvrage La Révolution Nationale, sorti en 1924, ce qui laisse peu de doutes sur l’esprit et la nature du texte.

Le Corporatisme fiumien

Alceste de Ambris est à la fois craint et critiqué au sein de la frange modérée et conservatrice du Commandement de Fiume. On redoute notamment la proclamation des soviets, d’autant que De Ambris entend opérer un rapprochement diplomatique et commercial avec la Russie soviétique. Ce positionnement est conforté par D’Annunzio qui affirme, dans une conversation avec le militant anarchiste Randolfo Vella, vouloir un « communisme sans dictature »(19). Mais s’il veut continuer d’avoir le droit de citer et d’influencer l’expérience fiumienne vers une rupture sociale, dans une situation aussi tendue qu’instable, De Ambris doit mettre de l’eau dans son vin. Le consensus est vu au travers de l’actualité qui secoue l’Italie avec la lutte de la Fédération des Travailleurs de la Mer menée par son ami Giulietti. En effet, Giulietti avait habilement développé son prestige pendant la guerre, bénéficiant d’alliances avec des entrepreneurs et armateurs. Dorénavant, le « Capitaine » Giulietti menait des grèves dures pour faire pression sur ces mêmes patrons et armateurs afin qu’il y ait une réforme du travail débouchant sur une coopérative maritime de gestion (la coopérative Garibaldi). Ainsi, les branches et secteurs d’activité doivent être gérés par les travailleurs eux-mêmes, par nationalisation, au sein d’un Etat syndical et républicain de type travailliste. On s’approche donc d’un socialisme cogestionnaire, sans passer par une révolution expropriatrice communiste mais par « l’effort commun du peuple d’atteindre un plus haut degré de vigueur matérielle et spirituelle », comme indiqué dans la Charte. Cet effort commun est guidé non par le syndicalisme révolutionnaire, qui serait trop clivant pour l’heure, mais par le Corporatisme, une organisation sociale jusqu’alors jamais expérimentée.

Si la disparition du salariat et du patronat n’est pas à l’ordre du jour comme avec la Charte d’Amiens de la CGT, force est de constater que c’est bel et bien le monde du travail côté ouvrier qui est au cœur du projet fiumien via l’article 3 des « Fondements » : « La régence italienne du Carnaro est un gouvernement intrinsèquement populaire, res populi. Ce gouvernement a pour fondement la puissance de travail productif et pour règles directrices les formes les plus larges et les plus variées de l’autonomie, telles qu’elles furent appliquées durant les quatre siècles glorieux de notre époque communale ». Dans l’article 4 qui affirme la souveraineté de tous les citoyens, il est précisé que la régence « soutient, promeut et amplifie avant tout autre droit, celui des producteurs ». L’article 9 sur la propriété confirme que « le seul titre de possession légitime d’un moyen de production ou d’échange est le travail. Le seul maître des choses est celui qui en accroît la valeur par son activité et les rend ainsi plus profitables à l’économie générale », tout en garantissant que « aucune propriété ne peut être considérée comme une part inaliénable de la personne qui la possède ; il est inadmissible de laisser une propriété entre les mains d’un homme qui la laisse en friche, ne la fait pas fructifier ou en dispose mal, à l’exclusion de tout autre » ou encore que « l’Etat (…) ne considère pas le droit de propriété comme un pouvoir absolu, exercé par une personne sur une chose ». Ainsi, la propriété d’usage est reconnue tandis que la propriété lucrative et les activités rentières sont fortement condamnées et restreintes. Voilà qui va nettement plus loin que la revendication actuelle d’organisations syndicales pour l’association et la participation des salariés aux intérêts et bénéfices de l’entreprise…

C’est au travers de l’une des dix corporations que l’on devient citoyen accompli de la République (c’est-à-dire électeur et décisionnaire), en étant reconnu comme producteur, et donc qu’on fait partie des « créateurs assidus de la richesse commune et les créateurs zélés de la puissance commune » (article 8). Les « parasites invétérés à la charge de la communauté » sont privés de leurs droits civiques sauf s’ils sont « incapables de travailler pour cause de vieillesse ou de maladie ». La dixième corporation faisant office de Muse du régime regroupe ironiquement les « individus supérieurs tels que les poètes, les héros et les surhommes ». Ainsi, les patrons ne sont pas expropriés comme dans un processus marxiste, mais largement mis en minorité ou absorbés dans un ensemble. Nous sommes davantage dans un esprit de type syndicaliste et travailliste qui pourrait correspondre à celui de la CGT des années de la Libération, avec le programme du Conseil National de la Résistance ou de la mise en place du Régime général de la Sécurité sociale. Les corporations fiumiennes bénéficient, à l’image des corporations médiévales, d’une personnalité juridique et sont autonomes dans le choix de leurs représentants (consuls), de leurs rites et cérémonies, dans leur fonctionnement et développement, ainsi, elles « déterminent librement leurs obligations et gèrent leurs organismes de prévoyances mutuelles ». A la différence du corporatisme d’Ancien régime ou à l’inverse du centralisme étatique voir fasciste, nous avons bien à faire à un corporatisme de type fédéraliste (au sens libertaire) garanti par l’article 23, emprunté au modèle des confédérations syndicales modernes.

Les neuf corporations représentées (en dehors de la dixième déjà signalée) sont :

  1. les ouvriers salariés de l’industrie, de l’agriculture, des commerces, des transports, ainsi que les artisans et petits propriétaires ruraux seuls ou n’ayant qu’un petit nombre d’employés.

  2. les cadres techniques et administratifs d’entreprises privées, industrielles ou agricoles, à l’exclusion des copropriétaires de ces entreprises.

  3. les agents des entreprises commerciales qui ne sont pas des ouvriers.

  4. les chefs d’entreprises d’établissements industriels, agricoles et commerciaux « quand ceux-ci ne sont pas simplement des propriétaires mais aussi de sages conducteurs d’hommes, attentifs à faire prospérer leur affaire conformément à l’esprit de la Charte ».

  5. les employés des services publics, municipaux ou administratifs.

  6. « la fleur intellectuelle du peuple, la jeunesse estudiantine et ses maîtres », les sculpteurs, les peintres, les musiciens, les architectes et, « d’une façon générale tous ceux qui s’adonnent aux beaux-arts, aux arts techniques et aux arts décoratifs ».

  7. ceux qui exercent des professions libérales non incluses dans les catégories précitées.

  8. les sociétés coopératives de producteurs, de travail et de consommation, industrielles ou agraires, représentées par les administrateurs.

  9. les travailleurs de la mer.
     

Ces corporations ne représentent pas le monde du travail à travers des branches industrielles telles que nous, syndicalistes révolutionnaires, pourrions le concevoir. La première, la plus importante en nombre, serait représentative du prolétariat productif et artisanat (dans l’industrie, le commerce et l’agriculture). Les autres sont plus au moins organisées par secteurs ou branches d’activités d’une part (maritime ; éducation, culture et arts ; tertiaire et services publics) ; par classe ou fonction d’autre part (patrons ; cadres ; indépendants et libéraux) ; ou encore selon des critères semblant répondre à l’intérêt immédiat (les coopératives, vouées à se généraliser).

Si on analyse cette situation et représentation quelque peu discutable, on peut tout de même voir que le prolétariat avec ses corporations compose la grande majorité du pouvoir économique et donc politique de Fiume. On pourrait penser au premier abord qu’il s’agit là d’une cogestion de type « syndicalisme jaune », où les patrons sont considérés eux aussi comme « producteurs », mais sous contrainte de bonnes pratiques et de bonnes mœurs. A y regarder de plus près, la classe intermédiaire (petite bourgeoisie) artisanale et agraire de petits propriétaires est noyée dans cette corporation ouvrière, ce qui ne peut que favoriser leurs ralliements sur des positions de classe via la pression de masse et populaire de cette corporation. Il en est de même avec la corporation de la mer qui a une place stratégique dans l’échiquier étant donné que Fiume est une cité portuaire importante. Vu l’influence hégémonique de la Fédération des travailleurs de la Mer dans cette corporation, nul doute à avoir sur le sens vers lequel elle va pencher. Le poids de ces deux corporations va donc forcément impacter et faire pencher les secteurs coopératifs, ainsi que les employés des secteurs publics et administratifs qui ont de l’influence sur l’aspect communal de Fiume. La politique communale, avec le citoyen « producteur » en son sein, est en lien avec la corporation de l’éducation et des arts. Ces deux dernières corporations sont liées au pouvoir législatif du « Conseil des Meilleurs » (nous allons y revenir).

Le fait que les patrons soient rassemblés dans une corporation entre eux, tout comme les encadrants à part, réduit leurs marges de manœuvre dans les entreprises et les autres corporations. Leur capacité à s’allier avec les encadrant ou à se mettre d’accord avec les indépendants s’en retrouve impactée, ce qui est en faveur des corporations prolétariennes qui ont des intérêts communs en tant que citoyens et producteurs de Fiume. Celles-ci ont des moyens de pression et d’hégémonie dans la vie de la cité via différents articles et garanties de la Constitution, par exemple la déchéance de citoyenneté d’un patron qui profite et qui ne concoure pas au bien commun ou à l’intérêt général. Les intérêts de classe devraient donc se maintenir et renforcer la conscience de s’affranchir tôt ou tard des corporations patronales vers plus de coopérativisme, voire d’autogestion socialiste, avec le contrôle des deux chambres d’élus (l’une économique et professionnelle, l’autre politique et communale) qui régissent le pouvoir fiumien, c’est en tout cas le souhait de De Ambris.

 

Le pouvoir dans la Régence italienne du Carnaro

 

Le pouvoir est globalement cadré par l’article 61 de la Charte : « Tous les détenteurs du pouvoir et tous ceux qui occupent des charges publiques dans la régence sont pénalement et civilement responsables du dommage qu’ils causent à l’Etat, à la commune, à la corporation ou au simple citoyen, par leurs transgressions de la loi, qu’elles soient dues à un abus de pouvoir, à l’incurie, à la couardise ou à l’irréflexion ». L’article 60 de la révocation peut alors être appliqué.

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Le pouvoir législatif est bicaméral (deux chambres forment le Parlement) avec :

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  • le « Conseil des Proviseurs » composé de 60 membres élus au suffrage universel secret au sein des corporations, dont la base de représentation suit l’importance numérique des corporations : 10 élus pour les ouvriers industriels et agricoles ; pour la corporation maritime ; pour les cadres et techniciens agraires et industriels ; mais seulement 5 élus pour les étudiants, professeurs et travailleurs de l’art ; pour les professions libérales ; pour les employés des services publics et administratifs, pour les coopératives, les agents d’entreprises commerciales et les patrons (20). Avec un mandat de 2 ans, ce Conseil se réunit deux fois par an et est chargé des affaires et lois concernant le commerce, les échanges, la production, le travail, l’enseignement technique et professionnel, les services publics, le transport, les travaux publics, les tarifs, l’industrie, les banques, les métiers dans le secteur du droit et du médical, les questions annexes.

  • le « Conseil des Meilleurs ». Ils sont élus pour un mandat de 3 ans au suffrage universel direct par tous les citoyens âgés d’au moins 20 ans dans le cadre d’un scrutin proportionnel (1 élu par tranche de 1000 citoyens électeurs). Ce Conseil se réunit une fois par an. Il est chargé de la gestion des affaires de la cité telles que les lois civiles, la justice, la police, la défense nationale, l’enseignement secondaire et l’instruction publique, la culture et les beaux-arts, le lien entre le gouvernement et les communes.

Une session commune est instaurée une fois par an sous le nom d’Assemblée du Carnaro pour statuer sur les affaires internationales, les finances, les études supérieures ou les réformes constitutionnelles. Il revient aussi à cette assemblée de nommer un magistrat extraordinaire ou commandant avec les pleins pouvoirs si la Régence est menacée gravement : « le Conseil fixe la durée de ce pouvoir suprême (Imperium) en se souvenant que, dans la République romaine, la durée de la dictature n’excédait pas six mois » (article 43). La personne qui assure cette charge suprême peut être révoquée ou même bannie en cas de manquements ou d’abus (article 60), mais en temps normal, les pouvoirs sont séparés. Le pouvoir exécutif est détenu par sept recteurs (ministres) élus pour un mandat d’un an, renouvelable une fois (ils doivent attendre ensuite un an avant de se représenter). Les différentes instances élisent chacune plusieurs recteurs : 2 par le Conseil des Meilleurs pour ce qui est des affaires intérieures, de la justice et de la défense ; 2 par le Conseil des Proviseurs pour ce qui est des affaires économiques et professionnelles ; et 3 par l’Assemblée du Carnaro pour ce qui est des affaires étrangères, des finances et de l’instruction publique.

Le pouvoir judiciaire est aussi séparé en deux. Il existe d’une part les Prud’hommes et les juges du travail pour la partie économique et professionnelle de la vie fiumienne, élus au sein des corporations à raison de 2 pour les ouvriers en industrie et agriculture, 2 pour les travailleurs de la mer, 2 pour les employeurs, 1 pour les cadres, 1 pour les professions libérales, 1 pour les employés publics, 1 pour l’éducation et arts, 1 pour les coopératives. D’autre part, une « Cour de région » qui se compose de 5 magistrats recrutés par voie de concours parmi les docteurs en droit pour se pencher sur les décrets émanant des pouvoirs exécutifs et législatifs (sorte de conseil constitutionnel), ainsi que de 7 citoyens jurés présidés par un « juge en robe » nommé, celui-ci, par les magistrats et qui traitent des litiges civiles, commerciaux, affaires pénales et criminelles. Il est interdit pour les membres de la Cour de région de cumuler ces fonctions avec une autre charge, ni d’exercer une profession privée durant la durée du mandat.

La partie militaire est quant à elle mal définie en raison de la situation ambiguë d’occupation / libération de Fiume, mais basée sur le concept révolutionnaire de nation armée : « En temps de paix et de sécurité, la régence ne maintient pas le service militaire ; mais toute la nation reste armée, selon les modalités prescrites par la loi, et veille d’une façon rigoureuse à l’entretien de ses forces de terre et de mer ». (article 48). L’agitation politique entre groupes rivaux et entre classes aux intérêts antagoniques, ainsi que l’indiscipline militaire liée à l’esprit de « fête permanente » de Fiume créa un fractionnement au sein du Commandement, du pouvoir et des troupes légionnaires. Les gauches italiennes prirent leurs distances, soit à cause de l'état de tensions que causait l'entreprise de D'Annunzio, soit à cause de la faible probabilité de voir un mouvement républicain insurrectionnel partir de la cité occupée, isolant petit à petit De Ambris et les siens.

 

Courant 1920, la nomination d'opposants à De Ambris sur des postes clés, comme Pantaleoni (à la solde du patronat) en tant que recteur de l'économie, va confirmer l'engagement d'un rapport de force côté réactionnaire au sein du pouvoir de Fiume afin de mettre en minorité De Ambris. L’aile syndicaliste va se regrouper autour du journal légionnaire La Rivoluzione préfigurant la création de la Fédération des légionnaires de Fiume qui engagera des luttes antifascistes en 1921. A l'été 1920, la position nationaliste et anti-communiste d'élargissement du contrôle territorial dans les Balkans s'affirme au sein d’une partie du Commandement, en lien avec les vues capitalistes de la grande bourgeoisie, notamment milanaise (et alliée de Mussolini). Une souscription de bons du trésor de Fiume engagea le patrimoine communal tandis qu'un consortium d'entrepreneurs se chargea de devenir propriétaire d'une partie croissante des biens de la ville. Nous pouvons donc voir que les grandes lignes de la Charte ne sont pas appliquées ou n’ont pas eu le temps de l’être. Lorsqu'en novembre 1920 le traité de Rapallo est signé entre le Royaume d'Italie et le Royaume des serbes, croates et slovènes (futur "Royaume de Yougoslavie"), le statut de corpus separatum est attribué à Fiume, donnant la gestion administrative à l'Etat italien pour la transition. Le gouvernement italien, avec à sa tête Giovanni Giolitti, ne va pas se faire attendre pour envoyer des troupes régulières attaquer les arditis de D'Annunzio afin de l'en expulser de la ville. Suite à 5 jours de combats autour du "Noël sanglant", les dirigeants de la Régence se rendent, les troupes d’occupation sont évacuées.

 

Conclusion

Il est difficile de ne pas voir dans cette Charte du Carnaro des marqueurs du syndicalisme révolutionnaire. Ce raisonnement pourrait tomber à l’eau avec le Corporatisme porté par la Charte, car c’est un concept combattu traditionnellement par le SR. Mais c’est aussi un concept assez novateur et socialement ambitieux pour l’époque, et qui fut ensuite à la mode pendant les années 1920 et 1930, avant d’être assimilé aux régimes dictatoriaux et fascistes. En effet, même Daniel Guérin (militant connu du syndicalisme révolutionnaire et du communisme libertaire, auteur de Front populaire : révolution manquée ; Fascisme et grand capital ou encore Ni dieu ni maître. Histoire et anthologie de l’anarchisme… entre autres) écrivait dans les colonnes de La Révolution Prolétarienne du 25 décembre 1935 : « Nous devons montrer que nous autres, syndicalistes révolutionnaires, nous sommes au fond les véritables corporatistes. L'idée profonde du corporatisme, à savoir que la société doit être gérée par les producteurs eux-mêmes, organisés professionnellement, elle est nôtre. Mais cette gestion, nous pensons que les ouvriers ne peuvent la partager avec leurs exploiteurs, non seulement parce que les uns et les autres ont des intérêts antagonistes, mais aussi et surtout parce que nous refusons le nom de producteurs aux patrons capitalistes. Dans une société gérée par les producteurs eux-mêmes, les parasites, ceux qui vivent de la sueur des autres, ceux qui ne produisent pas eux-mêmes la richesse, n'ont pas leur place: l'Etat corporatif intégral, oui, mais seulement après l'expropriation des expropriateurs, après l'expulsion des parasites". Ce sont des propos tout à fait en phase avec la Charte du Carnaro, bien qu’ils soient rédigés quinze ans plus tard. En effet, dans celle-ci, les droits du travail jouissent d’une priorité absolue sur le droit de propriété ou d’oisiveté, tout comme les droits des possédants sont subordonnés aux droits des travailleurs - producteurs (article 9). Nous pouvons également voir que le citoyen n’est pas considéré de la même manière que dans une démocratie bourgeoise individualisante (basée sur les Droits de l’homme), mais bien comme un composant faisant partie d’un tout, inséré dans des entités inclusives vivantes et collectives telles que les corporations et les communes, à l’image du syndiqué dans le confédéralisme. Cet esprit démocratique et républicain authentique devrait permettre au citoyen producteur de développer ses pleines capacités à user des fonctions qui lui incombent et des droits qui lui sont dus, en lien avec un haut niveau d’exigence en matière de responsabilités tant individuelles que collectives.

Cependant, au-delà du texte de la Charte en lui-même, il y a un gouffre avec sa mise en pratique. Il y a, certes, plein d’exemples de pratiques et de tentatives sincères d’amélioration des conditions de vie et de travail pendant la régence du Carnaro. Mais la politique d’italianisation du Commandement de Fiume, voulue dès le départ avec le projet d’annexion et encouragée par les communautés italiennes et italophones sur place, est contradictoire avec les aspirations de la Charte. La bascule politique de De Ambris de vouloir fiumaniser l’Italie (et non l’inverse) n’est restée qu’un idéal. Les principes sociaux et non discriminants, révolutionnaires et universels de la Charte, exprimés en public et écrits dans les articles constitutifs, se sont montrés aux antipodes d’une attitude communautaire et antislave sur le terrain, avec la mise en place d’une police politique surveillant spécialement les communautés non italophones ou non italiennes (considérées comme autonomistes ou à la solde des puissances impérialistes) ou encore des mesures administratives sur la limitation de la citoyenneté pour ces communautés.

Dans cette continuité, côté social, des grèves et luttes sociales se sont exprimées, comme celle du 6 avril 1920 qui amena officiellement une augmentation générale des salaires de la « classe ouvrière » de la cité occupée. Mais ce fut en réalité plus spécialement la classe ouvrière italienne, dont les organisations étaient affiliées à la Chambre du Travail de Fiume, excluant et marginalisant les organisations de travailleurs à majorité croate. Il semble, d’après l’ouvrage et les sources d’Enrico Serventi Longhi (21), que De Ambris chercha plusieurs fois à limiter les abus et excès, sollicitant D’Annunzio à ce propos, mais sans succès probant. L’implication citoyenne que voulait la Charte se trouva en partie bloquée, fatiguée, par la militarisation de la société fiumienne. C’est en grande partie les troupes légionnaires, et non la population, qui participaient aux moments festifs et commémoratifs de la régence, exacerbant le côté affinitaire et de méfiance entre occupants « libérateurs » et locaux occupés, et rendant la situation vite ingérable et indisciplinée dans une période d’après-guerre où la démesure, les excès et les abus vont bon train.

Venons-en au lien présumé entre fascisme et fiumanisme au travers de la Charte du Carnaro, émis parfois par des journalistes et historiens, repris par des gens bien-pensants. Il suffit de lire l’adversaire néo-fasciste lui-même à ce sujet : « D'autres la qualifieront de constitution réactionnaire et fasciste dans l'intention de la disqualifier. Là, il faut les arrêter net. En 1920 le fascisme était dans les limbes. (...) L'avènement du fascisme date de la marche sur Rome (octobre 1923). Il est donc postérieur de deux ans à la rédaction de ces statuts» (22). Si l’on détache le fascisme du tournant réactionnaire et dictatorial de Mussolini, on peut effectivement considérer qu’il y a des liens puisque le fascisme a, au début, toutes les caractéristiques d’un mouvement de gauche radicale, issu de l’interventionnisme italien. Mais comme nous avons pu le voir, c’est surtout le lien avec Alceste De Ambris, et donc avec le syndicalisme révolutionnaire de l’Union Italienne du Travail (UIL) qui est incontestable, d’autant que les positions sociales de la Charte du Carnaro reprennent le programme et les revendications de l’UIL.

Certains diront que l’UIL, et plus globalement le milieu tournant autour du duo De Ambris / D’Annunzio et les Faisceaux de combat de Mussolini, sont des vases communiquant, comme pourraient en attester les cas d’Edmondo Rossoni et Michele Bianchi (figures SR passées au fascisme). Mais c’est oublier qu’après la reprise en main du gouvernement italien sur Fiume, les fascistes sont avant tout perçus comme des traîtres par De Ambris et les siens. D’une part, les fascistes passent un accord avec le gouvernement de Giolitti pour ne pas intervenir pendant cette étape de soutien à la régence du Carnaro (alors qu’ils étaie« Tous les détenteurs du pouvoir et tous ceux qui occupent des charges publiques dans la régence sont pénalement et civilement responsables du dommage qu’ils causent à l’Etat, à la commune, à la corporation ou au simple citoyen, par leurs transgressions de la loi, qu’elles soient dues à un abus de pouvoir, à l’incurie, à la couardise ou à l’irréflexion »nt perçus comme un potentiel allié par le Commandement de Fiume). D’autre part, ils se font élire (contrepartie de l’accord) après sa chute dans des régions italiennes où l’épopée de Fiume était populaire. Les fascistes ne se sont donc pas mouillés par intérêt électoral et parlementaire, mais aussi par opportunité de prendre l’ascendant sur les rivaux fiumiens. La rupture côté syndicaliste révolutionnaire ne se fait pas attendre : en juin 1920, la Fédération de la Jeunesse Syndicaliste de l’UIL vote l'incompatibilité d’idée et d’action avec les fascistes ; et en juillet 1921, le Conseil National de l'UIL vote l'exclusion des fascistes de ses rangs, conforté par une validation lors de son 4ème congrès.

Parallèlement, côté anciens combattants, Alceste de Ambris fonde la Fédération des Légionnaires de Fiume afin de rentrer en rupture avec les associations d’anciens combattants et arditi qui basculent dans le fascisme, préfigurant l’initiative romaine d’Argo Secondari avec la scission antifasciste des Arditi del Popolo (23) dans la Fédération Nationale des Arditi d’Italie. Ces anciens légionnaires de Fiume participeront à la résistance antifasciste dans les bastions SR de Parme, Gênes, Livourne et Bari aux côtés des communistes. De plus, l’UIL, qui est membre de l’Alliance du Travail (rassemblant les organisations syndicales et prolétariennes antifascistes) et qui dirige la Chambre du Travail de Parme, intervient les armes à la main contre les Chemises noires avec sa Légion prolétarienne Filippo Corridoni à l’été 1922. Cet épisode de Parme est le plus connu dans les luttes héroïques du front uni des Arditi del Popolo (24).

Après la perte de terrain concret et les pertes humaines liées aux affrontements, face aux fascistes appuyés par les patrons et le gouvernement, et la tentative de lancer une grande grève en août 1922 soldée par un échec, l’Alliance du travail tente une ultime et vaine initiative à la fin de 1922. Elle appelle à la création d’un Comité pour une « Constituante syndicale » en souvenir et sur la base de la Charte du Carnaro, afin de rallier toutes les forces progressistes et révolutionnaires antifascistes et aussi unifier les organisations syndicales UIL, USI et CGdL. Cet épisode a son importance puisque la Charte du Carnaro est invoquée et perçue comme le dernier rempart face à la montée du fascisme. Cette ultime tentative de faire barrage sur le plan des idées, avec un programme ayant le potentiel d’un rapport de force, se solde elle aussi par un échec. L’Italie tombe aux mains des fascistes, Mussolini s’approprie l’héritage du mouvement populaire lié à Fiume tout en détruisant l’esprit de la Charte du Carnaro au travers de la devise du nouveau régime « Tout dans l’Etat, rien contre l’Etat, rien en dehors de l’Etat », ce qui est, comme le souligne Olivier Tosseri, « aux antipodes du communalisme fédéraliste que voulaient instaurer à Fiume le duo De Ambris et D’Annunzio. » (25).

Sans doute existe-t-il une survivance de l’esprit de la Charte du Carnaro et de la tentative de 1922 d’établir une « Constituante syndicale » lorsqu’en 1947, suite à la chute du régime Mussolinien et après la Seconde Guerre mondiale, la Constitution de la République italienne affirme par l’article 1er de ses principes fondamentaux que « L’Italie est une République démocratique, fondée sur le travail ». Au sein de l’assemblée d’union nationale qui établit cette constitution, le puissant Parti Communiste Italien (26) pèse près de 25%, avec à sa tête Palmiro Togliatti, ancien socialiste interventionniste proche du syndicalisme révolutionnaire et compagnon de route d’Antonio Gramsci. Parmi les dirigeants communistes on trouve également Giuseppe Di Vittorio, secrétaire général de la Confédération Générale du Travail italienne (CGdL), président de la Fédération Syndicale Mondiale, ancien syndicaliste révolutionnaire proche de De Ambris (alors mort en exil en France), qui fut signataire (27) et appuya l’initiative de la fameuse Constituante Syndicale, sur le modèle de la Charte du Carnaro, lancée par l’Alliance du Travail en 1922 pour faire barrage au fascisme. Ce fut là, en quelque sorte, la revanche de cette Charte du Carnaro qui est en bonne partie, on peut le dire, d’inspiration syndicaliste révolutionnaire (dans le contexte italien).

Notes et sources
(1) Croatie actuelle, côte Adriatique.


(2) Alliance militaire de la France, du Royaume-Uni et de l’Empire Russe pendant la Première Guerre mondiale (opposée aux « empires centraux »).


(3) A la fête de la révolution, artistes et libertaires avec D’Annunzio à Fiume, de Claudia Salaris, éditions du Rocher, 2006 ; L’équipée de Gabriele D’Annunzio, de Albert Londres, édition Arléa, 2010 ; La folie D’Annunzio : l’épopée de Fiume, de Olivier Tosseri, éditions Buchet Chastel, 2019 ; Alceste de Ambris l’anti-Mussolini, l’utopie concrète d’un révolutionnaire syndicaliste, de Enrico Serventi Longhi, Presses Universitaires de Rennes, 2019 ; Italie 1919-1920, les deux années rouges. Fascisme ou révolution ?, de Bruno Paleni, éditions Les bons caractères, 2011.

(4) Pour comprendre les spécificités du syndicalisme révolutionnaire italien, lire le dossier Le syndicalisme révolutionnaire en Italie (1904-1925) de Willy Gianinazzi, revue Mil neuf cent N°24, 2006, p. 95 à 121, disponible en ligne.​

(5) Dans un ouvrage intitulé Syndicalisme et République, écrit en prison suite à son arrestation lors de l’épisode de la « Semaine rouge d’Ancône » en 1914, le leader SR de la métallurgie Filippo Corridoni avait développé la théorie et stratégie selon laquelle le syndicalisme révolutionnaire italien ne pourrait s’épanouir et être victorieux qu’à la condition d’instaurer d’abord une République.

(6) Feuillet Il Rinnovamento, écrit et distribué par De Ambris aux officiers militaires de Fiume le 10 décembre 1919, dans Alceste de Ambris l’anti-Mussolini, p.35.​

(7) Irrédentisme : « Après 1870, mouvement de revendication italien sur les terres « non rachetées » restées à l'Autriche-Hongrie de 1866 à 1918 (Trentin, Istrie, Dalmatie), puis, par extension, sur l'ensemble des territoires considérés par lui comme italiens ». Plus tard, « tout mouvement nationaliste de revendication territoriale ». [Dictionnaire Larousse en ligne]

(8) La première organisation à avoir utilisé le terme de faisceau est le Fascio operaio (« Faisceau ouvrier »), section émilienne de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), qui apparaît pour la première fois en 1871 à Bologne et avec comme adhérent Giuseppe Garibaldi ; suivi par le Faisceau des travailleurs siciliens qui mena des actions contre les grands propriétaires terriens entre 1880 et 1890.

(9) Par exemple, dans L’Humanité du 4 mai 1919, Marcel Cachin qualifie l’organisation de De Ambris de « jaune ». La réponse de l’UIL dans le journal L’Internazionale critique quant à elle la dérive « bolchéviste » des anciens camarades français de la CGT.

(10) Dans une lettre que Pierre Monatte adresse à James Guillaume en 1914, il indique cependant qu’il comprend la position interventionniste particulière des SR italiens : « Je m'explique l'attitude de De Ambris ; je vois quels mobiles sérieux l'ont fait agir ». [Syndicalisme révolutionnaire et communisme, les archives de Pierre Monatte, éditions François Maspero, 1968, p.28.]

(11) Exil et identité, les antifascistes italiens dans le sud-ouest 1924-1940 de Carmela Maltone, Presses universitaires de Bordeaux, 2006, p. 25

(12) Positionnement national et luttes de l’Union italienne du travail, dans Le syndicalisme révolutionnaire en Italie (1904 – 1925), revue Mil neuf cent n°24, disponible en ligne.

(13) Alceste de Ambris l’anti-Mussolini, l’utopie concrète d’un révolutionnaire syndicaliste, p.131

(14) Alceste de Ambris l’anti-Mussolini, p.144

(15) Alceste de Ambri, l’anti-Mussolini, p.133

(16) Article 4 de la Charte : « La reconnaissance et la souveraineté de tous les citoyens, sans distinction de sexe, de race, de langue, de classe ou de religion ».

(17) N’en déplaise à une certaine gauche actuelle qui prétend que la valeur travail serait une « valeur de droite » et qui défend le « droit à la paresse » ou « l’assistanat », la lutte contre l’oisiveté (considérée comme une culture bourgeoise) est une constante dans le mouvement ouvrier, comme en témoigne à la même époque et en France le journal Travail de la SFIC et des CSR du sud-ouest en 1921 dont la devise est « Qui ne veut pas travailler ne doit pas manger » (numéros disponibles sur Gallica).

(18) Lire notre dossier, sur le site CSR « L’autre Georges Valois, militant antifasciste et syndicaliste dans la France des années 1930 ».

(19) «(…) je suis pour le communisme sans dictature (…) Rien d’étonnant, puisque toute ma culture est anarchiste et puisque je suis convaincu que, après cette dernière guerre, l’histoire prendra un vol nouveau vers un progrès très audacieux. (…) Mon intention est de faire de cette cité une île spirituelle d’où puisse rayonner une action, éminemment communiste, en direction de toutes les nations opprimées. » propos rapportés par l’historienne Claudia Salaris dans A la fête de la révolution. Artistes et libertaires avec D’Annunzio à Fiume, p.70 et source p.339

(20) On peut donc voir que les patrons et corporations de classes intermédiaires liées à la moyenne bourgeoisie encadrante et libérale sont en minorité avec 25 élus, répartis en plus entre 4 groupes dont les intérêts peuvent diverger selon les situations et rapports de force.

(21) Livre : Alceste De Ambris, l’anti-Mussolini. L’utopie concrète d’un révolutionnaire syndicaliste, chapitre IV, L’aventure.

(22) La Régence italienne du Carnaro, partie "Analyse d'une constitution", p.119, éditions Ars Magna, 2021, qui est une maison d'édition nationaliste-révolutionnaire et traditionaliste. On signalera quand même que la marche sur Rome a lieu en octobre 1922 et non 1923 comme indiqué par l’auteur.

(23) Lire notre article Arditi del Popolo : un antifascisme prolétarien sur le site CSR.

(24) Lire le roman Oltretorrente de Pino Cacucci.

(25) Olivier Tosseri, La folie D’Annunzio, p.198.

(26) Un PCI qui se crée en 1921 et dont les dirigeants s’étaient faits accusés de « dannunzianisme » par le PSI. A la fête de la révolution, de Claudia Salaris, p.111 et source p.345

(27) Alceste de Ambris, l’anti-Mussolini, p.212

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